De la "crise économique" et de la santé publique : quelles solutions ?

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La médecine publique, grande perdante de "la crise".

L'Europe, et plus largement le "monde occidental", fait face à sa plus grave crise depuis l'après-guerre. Définie originellement comme une crise économique (du fait de la stagnation de taux de croissance de production qui ont été transitoirement très élevés), il devient peu à peu évident pour tous que sa nature est socio-politique (distribution des richesses, conception utilitariste de l'économie politique, faillite de la méritocratie, désolidarisation des groupes privilégiés,...). Quoi qu'il en soit, les politiques de santé publique s'en ressentent profondément et, déjà, certains pays européens voient leur espérance de vie reculer du fait d'adaptations répondant uniquement à des préoccupations comptables. Il est urgent que le citoyen se saisisse de cette question et des instruments nécessaires pour y répondre.

La "crise économique", l'évolution sociale et l'explosion des "coûts" de santé

Les budgets alloués à la santé dans nos sociétés ne cessent de croître malgré les stratégies aléatoires de nos dirigeants tentant de les limiter. En 2011, ils s'élevaient à un total de 25,6 milliards d'euros pour la Belgique (INAMI : 15, Patients : 4,5, MSP : 1,273, Fédéral et Régional : 4,5). Différents facteurs entrent en ligne de compte.

L'évolution démographique et la composante de "gérontocratie"

Comment vieillirons nous ?

L'aboutissement du "baby-boom" d'après-guerre et l'amélioration de l'espérance de vie a profondément transformé la structure des âges de nos sociétés. Or, l’index de consommation médicale des 65 ans et plus est deux fois plus élevé que celui des 40-64 ans (lui-même deux fois plus élevé que celui des moins de 40 ans)… particulièrement en ce qui concerne la consommation de médicaments. Ainsi, les > 65 ans représentent 15% de la population mais 40% des montants des consommations pharmaceutiques. La perte des structures familiales concomitante rendant les individus plus dépendants de la société.

 

Exposé de l'historien et démographe français Emmanuel Todd sur les répercussions socio-politiques et économiques du vieillissement des populations des pays occidentaux.

D'autre part, ce bouleversement de la pyramide des âges a d'importantes répercussions sur les choix politiques dans nos démocraties. L'âge médian du corps électoral des pays développés avoisine en effet maintenant les 50 ans (voire, pour l'Allemagne ou le Japon, les dépasse). Or, il n'est pas besoin de s'étendre (nombre de sociologues, principalement américains l'ont fait pour nous) sur le fait que plus un corps électoral est âgé, plus il est en conservateur voire "réactionnaire", plus il dépend de patrimoines et de rentes (quelqu'en soit l'importance) et moins il dépend de revenus du travail, plus ils dépendent de services spécifiques,... Ainsi, il est très révélateur que les enquêtes d'opinion françaises démontrent qu'une courte majorité de l'électorat est favorable aux mesures prises quant à la précarisation du travail et au recul de l'âge de la retraite... mais qu'une majorité des moins de 50 ans y est opposée alors qu'une majorité des plus de 65 ans (déjà retraités...) y est favorable. On peut porter les mêmes constats quant à la politique de stabilité monétaire, quant aux choix des types d'allocations subissant des restrictions, quant à la politique fiscale,...

Les aspects économiques

La Belgique, tout comme le reste de l'Europe, connaît sa récession la plus importante, et probablement durable, depuis la seconde guerre mondiale. Diverses considérations ayant trait à la conservation de privilèges acquis (cf infra "le retour de la ploutocratie") empêchent nos dirigeants de procéder aux adaptations socio-économiques nécessaires (revalorisation des revenus du travail, levée du secret bancaire, taxation des patrimoines, lutte contre la grande fraude fiscale,...), entraînant une diminution des recettes, des limitations budgétaires, une augmentation des écarts de richesses et de la grande pauvreté, une distribution absurde du temps de travail et une politique de rustines. En parallèle, la santé de la population la plus pauvre tend à se dégrader et les classes moyennes inférieures en précarisation tendent à une surconsommation médicale motivée essentiellement par un mal-être psycho-social et un taux d'inactivité sans précédent.

Les aspects socio-culturels

Tant la prospérité, réelle et fantasmée, de l'après-guerre que la stagnation économique des deux dernières décennies ont profondément transformé les consciences et pratiques individuelles. Ainsi, les espoirs et exigences des patients envers la médecine sont de plus en plus élevés, souvent irrationnels… les patients attendant une obligation de résultats (or celle-ci n’existe pas légalement, le médecin n’étant tenu qu’à une "obligation de moyens", elle-même relative). En parallèle à l'élévation du niveau scolaire, les patients recourrent d'autre part de plus en plus directement aux médecins spécialistes sans passer par un généraliste. Dans le contexte d'un chômage de masse et d'un accroissement des inégalités de richesses, la maladie devient également un véritable statut social, une source de revenus et une explication à un mal-être psycho-social. Les médecins n'y étant pas préparés, ces divers phénomènes (de par la diminution de prévalence des maladies au sein des publics testés qu'ils induisent) aboutissent à une multiplication d'examens complémentaires revenant négatifs ou dont la positivité est difficile à interpréter.

 

Par ailleurs, le développement de sous-groupes fragilisés (sans emploi, isolement social, grande pauvreté et sans-abri, immigrants, toxicomanes,...) entraîne de façon mécanique une majoration des coûts pour la collectivité (prévalence plus forte des facteurs de risque sanitaires, inaccessibilité aux stratégies de prévention, suivi erratique, prise en charge tardive).

 

Divers phénomènes concourent également à mettre le médecin en difficulté dans sa pratique : influence des médias sur les attentes et exigences en augmentation, accroissement de la technicité et de l’hyperspécialisation, émergence d’une concurrence des médecines parallèles, incompréhension du public face au nouveaux impératifs du fait de l'historicité du système de sécurité sociale, formation médico-technique du médecin occidental peu à même de répondre aux problématiques psycho-somatiques, émergence de contrôles du choix diagnostique et thérapeutique des praticiens par le politique et/ ou les firmes privées.

Les aspects politiques

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Des politiciens à l'action nuisible...

Divers phénomènes poussent nos dirigeants à des décisions dommageables en matière de santé publique : dettes nationales, tendances nationalistes et régionalistes centrifuges, éclatement progressif des compétences relatives à la santé, responsabilisation financière et pouvoir accru des mutuelles, tendance générale à la désolidarisation dans tous les secteurs, précarisation et marginalisation des jeunes. En parallèle, les Etats sont aujourd'hui victimes des limitations des moyens d'actions qu'ils se sont eux-mêmes imposé. Les critères de Maastricht limitent ainsi les possibilités d'intervention de l’Etat en matière de soins sous peine de lourdes sanctions financières.

Le développement technologique

Face à l'augmentation des coûts de recherche et développement ainsi que d'investissement et de fonctionnement des moyens diagnostiques et thérapeutiques, le médecin est sommé aujourd'hui de prendre en compte non seulement l’intérêt (diagnostique et thérapeutique) du patient et les intérêts en matière de santé publique mais également les nouveaux impératifs économiques (intérêt de la collectivité). Faute de responsabilité collective en la matière (il est politiquement inimaginable d'exposer cette réalité à la population), il n'existe pas encore de consensus quant aux critères de bonne pratique clinique dans cette nouvelle réalité.

Le retour de la ploutocratie à l'échelle européenne

Un retour vers le XIXème siècle ?

Le XIXème siècle européen a vu l'apogée d'un système socio-politique qu'on ne saurait qualifier autrement que ploutocrate : marginalisation des privilèges de l'ancien régime, pouvoir régalien centré sur le contrôle social, imposition quasi inexistante, criminalisation des organisations syndico-mutuellistes émergentes, suffrages censitaires,... aboutissant à des conséquences catastrophiques en terme de santé publique. Ainsi, si l'espérance de vie à la naissance d'un membre des classes supérieures avoisinait les 80 ans, celle d'un ouvrier ne dépassait pas 30 ans.

 

Pour diverses raisons (destruction des patrimoines lors des guerres mondiales, influence des mouvements socialistes et démocrates-chrétiens, peur du "contre-modèle" soviétique,...), le XXème siècle vit quant à lui l'émergence de véritables "social-démocraties". Le suffrage fut peu à peu étendu à tous, des taux d'imposition considérables furent mis en place pour financer des systèmes de redistribution, l'accès à l'éducation se généralisa, l'accès à des produits autrefois considérés comme luxueux devint banal,... entraînant une augmentation de l'espérance de vie sans précédent dans l'histoire humaine.

 

L'économiste Thomas Piketty discute avec l'historien Emmanuel Todd de l'évolution des patrimoines et des revenus au cours de l'histoire récente ("Le capital au XXIe siècle")

Malheureusement, on observe en Europe le mouvement inverse depuis le début des années nonantes. Depuis la chute du contre-modèle soviétique, les membres des classes supérieures, qui possèdent toujours les leviers de pouvoir politiques et économiques, n'ont plus peur. Les classes dites "populaires" (définies ici comme la part de la population détenant moins de 10% des patrimoines privés), constituant toujours plus de 50% de la population, n'ayant plus de revendication structurée à apaiser, on nous rabâche sans cesse que tout choix politique est "le seul possible". Ces nouveaux choix politiques, tenant quasi de l'évidence divine, sont connus de tous : privatisation des patrimoines collectifs et de leurs profits, collectivisation des pertes des patrimoines privés, retranchement du pouvoir public à ses "fonctions régaliennes" d'ancien régime (sécurité, justice, armée, monnaie), dévalorisation des revenus du travail, préservation à tout prix des revenus des patrimoines.

 

Du détournement des richesses mondiales à des fins privées

Les résultats sont également connus : appauvrissement des travailleurs, retour de l'accroissement des écarts de richesse, augmentation effrayante de la pauvreté infantile, explosion du nombre de sans-abris, retour de la criminalisation de la "marginalité" et des mouvements sociaux, structuration sociale hiérachique entre pays au sein de l'union monétaire, détournement des fonds collectifs à des fins privées, amnisties à l'égard des "grands fraudeurs" et traque des "petits fraudeurs",... aboutissant in fine, au mieux à la stagnation de l'espérance de vie, au pire (pour la Grèce par exemple) à sa diminution.

 

Ces politiques nuisibles n'ayant d'autre avantage que de préserver les patrimoines constitués sont en échec. Tellement en échec que même les très libéraux Fonds Monétaire international (FMI) et Organisation Mondiale du Commerce (OMC) les ont condamnées (après les avoir initiées cependant...) dans leurs rapports et ont souligné l'urgence économique d'instaurer une véritable imposition sur les patrimoines et une rapide revalorisation des revenus du travail.

 

Il est un fait malheureux que nos dirigeants économiques et politiques restent imperméables à ces appels. Les médecins doivent donc faire face à cette nouvelle réalité : un retour lent mais continu vers des structures sociales similaires à celles du XIXème siècle et la catastrophe sub-séquente en matière de santé publique.

Santé publique et théories de la justice

Dans la droite ligne du contrat social de Rousseau, l'égalité de droits est devenue un des fondements proclamés de nos sociétés. Une telle égalité est-elle juste ? Non, car nous ne sommes pas tous égaux (caractéristiques intrinsèques et sociales) et notre liberté est limitée (déterminisme génétique et social), nous confrontant à des problèmes différents et des ressources différentes pour y faire face. De ce fait a peu à peu émergé le concept d’équité ou "égalité proportionnelle".

Conception libérale de la justice

Selon que vous soyez puissant ou misérable

La justice est ici définie comme une égalité formelle des droits, l’allocation optimale des biens étant réalisée par le marché. Le libre jeu de l’offre et la demande incite les partenaires, qui poursuivent chacun leur intérêt personnel, à adopter à leur insu un comportement qui tend à maximiser le bien-être général. Chacun choisit librement la hiérarchie de ses besoins et l’Etat n’a pas obligation de fournir des soins ou une assurance maladie. Il ne lui incombent que les programmes de santé publique, l’hygiène et la sécurité du travail. Chacun achète des soins en fonction de l’importance relative qu’il attache à la santé. C’est la base du système américain.

 

Cependant, l’information n’est pas distribuée équitablement entre les patients (qui tendent à une surconsommation de soins), les assureurs (qui tendent à choisir les patients à faible risque) et les médecins (qui tendent à une surproduction de soins). L’allocation des ressources n’est donc pas optimale. En outre, même si les différences de santé déterminées génétiquement ne résultent pas d’un processus humain injuste, ces différences peuvent heurter notre sens de la justice. De plus la liberté d’un malade est limitée : il est contraint de facto de se soigner pour recouvrer sa liberté. Enfin, les moyens à la naissance (financiers et culturels) des patients conditionnant l'évolution de leur santé et leur gestion relèvent par contre de processus humains injustes.

 

L'application de cette conception de la justice (égalité formelle des droits) est donc, du fait d'inégalités de naissances diverses, génératrice d'un renforcement des inégalités de fait.

Conceptions égalitaristes de la justice : le besoin

"A besoin égal, soins égaux". Cette idée résulte de l'influence du socialisme et de la démocratie chrétienne. La santé devient un droit fondamental et les soins ne relèvent pas du marché mais de la collectivité et de la solidarité. C’est la base des systèmes bismarckiens (assurance sociale, égalitarisme progressif ou libéralisme redistributif) et beveridgien (solidarité nationale, égalitarisme comme fondement originaire ou égalitarisme volontariste).

 

Le "libéralisme redistributif" a pour base une cotisation des travailleurs et de leurs employeurs pour une assurance contre des risques également partagés. Cette assurance peut être rendue obligatoire et être étendue aux ayant-droit des travailleurs. Les cotisations peuvent être égales ou proportionnelles aux salaires. Le système peut également être étendu aux non-travailleurs (universalisation).

 

"L’égalitarisme volontariste" est basé sur l’attachement des droits sociaux à la citoyenneté. Le financement est assuré par l’impôt et des prestations égales pour tous sont accordées par un système de santé national gratuit géré par le gouvernement. Le critère n’est plus ici le besoin mais la maximalisation du bien-être collectif. Cela relève d’une conception utilitariste : une action est bonne si elle conduit au bonheur du plus grand nombre. Le problème de cette conception est que, menée à son terme, elle conduit à des sacrifices.

L'équité en lieu et place de l'égalité comme fondement de la justice

Egalité, équité et... réalité

L'idée selon laquelle la répartition des ressources et des pouvoirs au sein de la société conditionne le devenir social individuel est ancienne. En proclamant l'égalité de droits, la Révolution Française prétendait y remédier. Face au constat que cette égalité de droits n'a pas empêché les inégalités sociales d'augmenter à l'occasion de la révolution industrielle et suite à la critique marxiste, le concept d'équité, sous diverses formes, s'est partiellement imposé comme condition de l'égalité. Plus récemment, Rawls a proposé une Théorie de la Justice centrée autour de l'équité et de l'utilité commune, aboutissant au rejet de toute conception utilitariste de la liberté et de la justice (pour Rawls, toute inégalité ne se justifie que lorsqu'elle se réalise au bénéfice des plus faibles, à qui doivent être alloués en priorité les biens premiers).

 

Dans nos sociétés, cela s'est traduit par la création d'importants systèmes d'imposition progressive et la mise en place d'un "Etat-providence". Nos social-démocraties ont ainsi mis en avant un idéal redistributif en parallèle d'un idéal méritocratique, axé sur les études et le travail, également hérité de la Révolution Française. Triomphant dans l'après-guerre, ce système est actuellement en faillite. Le financement du système redistributif ne concernant plus, ou très peu, les classes supérieures s'avère incapable d'assurer l'Etat providence et de prévenir une nouvelle croissance sans précédent depuis le XIXème siècle des écarts de richesses. Dans le même temps, les bénéfices de cet Etat providence ont peu à peu été détournés par les classes moyennes, "consommant" de 60 à 80% des prestations publiques, toutes confondues, dans un pays comme la Belgique alors qu'elles n'y représentent que 40% de la population. Enfin, l'idéal méritocratique est quant à lui miné par une dévalorisation phénoménale des revenus du travail par rapport à l'importance des patrimoines et de leurs revenus.

L'échec adaptatif des modèles de soins

Oscillant généralement entre des modèles privés (assurances individuelles), bismarckien (assurances collectives financées par les travailleurs et le patronat) et beveridgien (assurances collectives financées par l'Etat), les pays occidentaux, confrontés au contexte exposé ci-dessus (désolidarisation, dette publique, politiques austéritaires, augmentation de la demande de soins,...), ont tenté diverses adaptations, toutes actuellement en échec.

La désolidarisation et la commercialisation des soins ou le modèle USA

Aux Etat-Unis, se sont développées comme modèle principal des assurances privées. Certains distributeurs de médicaments deviennent assureurs et orientent impérativement les choix thérapeutiques des médecins selon des données purement économiques. Certains producteurs de médicaments achètent ces distributeurs. et des assureurs négocient avec les employeurs des primes très basses via des "discounts" de l’industrie, des médecins et des hôpitaux. Quant au pharmacien… il est tout bonnement remplacé par la poste.

 

Ce modèle associe "managed care" (système de  gestion rigoureuse de la délivrance des soins dans le but premier de réduire leurs coûts) où seuls certains soins et pathologies sont couverts, "Health Maintenance Organizations" (HMO, type de managed care consistant en l’offre d’une couverture par une compagnie d’assurance en échange d’un forfait annue) où l’assuré n’a ni le choix de son médecin ni celui des possibilités diagnostiques et thérapeutiques généralement dictées par l'employeur de l'assuré et "Pharmaceutical Benefit Management" (grossistes en médicaments négociant les "discounts" avec les firmes pharmaceutiques) qui fournissent les HMO et indiquent les choix pharmaceutiques à faire selon des impératifs comptables.

 

Cependant, même aux Etats-Unis, existent certains garde-fous : medic aid (accès sous condition [certains médicaments et soins étant exclus] pour les indigents à un réseau d’hôpitaux publics) et medic care (remboursement sous conditions pour les > 65 ans à bas revenu).

 

Face au constat d'échec de leur système en matière de santé publique, un élargissement de la couverture et des compétences du medic aid a été effectué en 2014 sous la présidence Obama. A peine instauré, cet élargissement est cependant en cours de démantèlement par la nouvelle administration Trump.

La "couverture minimale" ("minimal basket") ou l'interlude finlandais

Ce modèle assurant une couverture publique minimale (quasi exclusivement pour les pathologies lourdes) au côté d'assurances complémentaires privées a été essayé en Finlande. Il a été abandonné après quelques années au profit d'un retour à un système mixte au vu des conséquences catastrophiques tant sanitaires que budgétaires (baisse initiale des dépenses suivie d'une augmentation de l’incidence des complications et pathologies lourdes entraînant une augmentation vertigineuse des frais d’hospitalisation).

La politisation des soins ("l'étatisation") ou le modèle britannique

La médecine accessible... ou pas

Dans les années '80, la Grande-Bretagne a créé un véritable secteur public de la santé (centralisation des procédures et décisions, financement du système par l’impôt). Ce modèle beveridgien a certes aboutit à un système de santé de qualité et accessible financièrement mais également à des listes d’attente impressionnantes dans de nombreuses spécialités faute d'investissements suffisants. On assiste dès lors à une reprivatisation de fait du système (recours à des assurances complémentaires privées par les patients pour avoir recours à la médecine privée).

La limitation des prestataires et la "tarification à l'acte" ou les modèles belge et français

La Belgique dispose d'un modèle mixte bismarckien et beveridgien complexe consistant en des conventions annuelles conclues entre le pouvoir politique et les prestataires de soins. Il s'est avéré efficace et avantageux pour les patients mais tout aussi incapable que les autres de faire face aux problématiques actuelles. Pour ce faire, le gouvernement belge a, comme d'autres (France,...), procédé à une limitation du nombre de prestataires (réduction du nombre d'agréations délivrées par le ministère de la santé), postulant qu'une diminution de l'offre aboutirait à une diminution des coûts.

 

En parallèle, des réformes des facturations hospitalières ont été menées dans le but poclamé tant de responsabiliser les hôpitaux que de faire des économies. Dorénavant, la part des tarifications "à l'acte" prend une importance majeures par rapport aux "forfaits". Après un écroulement de leurs recettes, nombre d'hôpitaux ont réagit par des restructurations de personnels, la revue systématique des dossiers afin de ne plus omettre le moindre code facturable possible (voir pratiquer le "surcodage" à l'occasion) et la multiplication d'examens complémentaires (voir d'actes thérapeutiques) aux indications douteuses. Enclenchant une surenchère sans fin, l'Etat a réagit en complexifiant les libellés des conclusions attachées aux codes (exemple : dorénavant pour être avalisée "l'eczéma" devra figurer comme "eczéma de telle région anatomique"), espérant ainsi pouvoir récuser des remboursements... et poussant les hôpitaux à mettre en place des "séminaires de tarification" à destination des médecins...

 

Cette politique démente, toujours en cours, a échoué : le coût global de la santé continue à croître en parallèle à l'augmentation de la demande, la qualité des soins assurée est en diminution, l'accès à certaines spécialités devient tributaire d'importantes listes d'attentes, les praticiens sont incités à effectuer des actes qu'ils n'auraient pas presté ou prescrit auparavant,...

Pour une socialisation scientifique des soins de santé

Il serait irresponsable de continuer à mener une politique de "rustines" dans l'attente d'une hypothétique reprise de la "croissance". Elaborer de nouvelles stratégies en matière de santé publique concerne tant le monde médical que le citoyen. Il s'agit pour la société de prendre conscience d'une réalité admise depuis longtemps par les médecins : une politique de santé suppose de mener de front une réflexion quant aux pratiques médicales, aux évolutions socio-culturelles et aux évolutions socio-économiques.

Elaboration d'une politique globale en matière de pratiques médicales

De la disparition du médecine généraliste...

Les évolutions décrites préalablement imposent une adaptation des pratiques des médecins au monde dans lequel ils évoluent. Les solutions sont connues, seule manque la volonté politique : définition des intérêts individuels, de groupes (en particulier concernant les patients âgés dont le nombre devient vertigineux et pour lesquels l'Evidence Based Medicine est malheureusement presqu'inexistante) et de la collectivité; gestion globale de la maladie et de sa prévention; établir une politique équitable (privilégier l'allocation de ressources médicales envers des publics à risque pré-déterminés, privilégier l'allocation de ressources financières aux institutions de soins confrontées à ces publics, ouverture d'un débat public sur l'allocation des ressources médicales en fonction de l'âge et du degré de dépendance des patients); définir les rôles des différents intervenants et favoriser leur collaboration; transformer les patients en acteurs de la gestion de leur santé et développer leur éducation à ces problématiques; donner priorité à la prévention par rapport au curatif; généralisation de l'Evidence Based Médicine; redonner la place centrale qu'il n'aurait jamais dû quitter au médecin généraliste; établir des index d'efficience; optimiser les politiques de recherche scientifique; abandon des politiques de restriction d'accès à la pratique médicale autre que le diplôme et la compétence;...

 

Il ne s'agit pas d'adopter un managed care (dont le but premier est de réduire les coûts) ni un disease management programme (dont le but est, en se centrant sur une pathologie, d’ouvrir des marchés spécifiques aux fournisseurs) mais d’obtenir de meilleurs résultats pour les patients à un coût moindre pour les payeurs. De donner véritablement un sens au concept d'efficience si souvent loué mais toujours confondu avec celui de rentabilité. Pour ce faire, un véritable dialogue entre les praticiens et le législateur doit s'établir. Cela ne pourra passer que par une réforme des Ordres médicaux et autres syndicats corporatistes sclérosés qui ne représentent plus depuis longtemps ni les intérêts ni les réalités vécues par leurs membres.

Au delà de la médecine

La santé publique n'est pas la médecine

A bien des égards, les problématiques déterminant le niveau de santé global et la consommation des soins sont pourtant ailleurs...

 

L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a de longue date établi que le premier déterminant de la santé globale d'une population est la répartition des richesses au sein de cette population (bien plus que le niveau moyen ou même médian de richesse) : plus les disparités en la matière sont réduites, plus le niveau global de santé de la population tend à augmenter. La politique socio-économique apparaît donc primordiale en matière de santé publique et tend actuellement dans nos pays à détériorer le niveau global de santé. Il revient au pouvoir politique de prendre acte de son échec et de développer une politique alternative. Cela ne peut passer que par une réforme fiscale, une réduction des patrimoines constitués, une distribution plus équitable du travail (ce qui inclut une lutte contre les discriminations ethniques généralisées en Europe, tant à l'embauche qu'au travail) et une revalorisation des revenus de ce dernier.

 

De même, il est urgent d'inclure des problématiques touchant au droit du travail dans notre réflexion. Il faut le dire avec force : oui, la qualité des soins est mise en danger par les horaires imposés aux médecins candidats spécialistes assurant les urgences et la prise en charge des hospitalisations. On ne peut prester plus de cent heures de travail par semaine dont plusieurs gardes de vingt-quatre heures d'affilée pour un revenu horaire avoisinant les 5 euros et en sortir indemne. D'autant plus que la charge de travail horaire individuelle a cru de façon exponentielle ces dernières décennies. Le résultat est là : une agressivité de plus en plus palpable à l'égard des patients, un taux de suicide plus important que dans la population générale, une multiplication des erreurs et fautes médicales. Ces conditions de travail dignes du XIXème siècle et imposées en toute illégalité sont l'héritage du conservatisme de la profession, du mythe du médecin "superman" et d'un pouvoir politique se réduisant à un comptable. Elles n'ont plus de justification. Y mettre un terme aura bien sûr un coût. Mais on ne peut en faire l'économie.

 

Fraude fiscale et démocratie vide de sens selon Vidberg

Ceci nous amène à la question du financement du secteur de la santé et donc, si on veut éviter sa commercialisation, de la politique fiscale. Nos gouvernements doivent intégrer le fait qu'un service public ne peut être "rentable" si on veut maintenir son accessibilité. Cela est d'autant plus vrai pour la médecine qui utilise un personnel et des moyens techniques hautement spécialisés et/ ou onéreux. Nos pays, drainant une richesse sans équivalent dans notre histoire, en ont amplement les moyens. Ou plutôt les auraient si les 10% de la population monopolisant 50% de nos richesses nationales s'acquittaient de leur dû fiscal. Tant les études universitaires que les récents scandales relatifs aux paradis fiscaux nous l'ont démontré : la fraude est devenue banale pour cette classe sociale, nos gouvernements n'ont pas la volonté de s'y attaquer et les sanctions judiciaires pour les rares fraudeurs condamnés sont ridicules. Ceci est d'autant plus inacceptable que cette classe est celle qui consomme le plus les services financés essentiellement par les classes moyennes et populaires.

 

Par ailleurs, la gestion de la vieillesse, de la dépendance et de la fin de vie mobilise une part sans cesse croissante des moyens médicaux et des budgets de santé. Il en est de même de la gestion de problèmes sociaux (grande pauvreté, sans-abris, maltraitance, toxicomanies), parfois en dehors de toute dimension médicale. A nouveau, ces problématiques ne peuvent être résolues par les seuls médecins et nécessitent une réflexion politique quant à l'accompagnement des personnes âgées et la politique socio-économique.

 

De même, la surconsommation médicale à laquelle les médecins font face, et donc la diminution de prévalence des maladies au sein des patients, leur pose de graves problèmes éthiques, surcharge les services d'urgence et entraîne des adaptations de pratique anarchiques. Intégrer l'éducation à la santé au cadre scolaire et trouver des moyens de replacer le médecin généraliste au centre du dispositif médical apparaît plus que jamais nécessaire.

 

Enfin, de façon plus marginale, l'éclatement des compétences touchant à la santé entre pouvoirs fédéral, régionaux et communautaires génère inutilement des coûts, une multiplication des intervenants, une complexité qui n'a pu être abordée ici et une instabilité (comment agir avec cohérence et efficacité au rythme des réformes de l'Etat ?). Il est plus que temps que le pouvoir politique s'accorde sur une formule institutionnelle durable, quelle qu'elle soit.

 

Non seulement les politiques de santé publique sont vouées à l'échec tant qu'elles n'intégreront pas ces problématiques au premier rang de leurs actions... mais les fondements mêmes de nos social-démocraties sont menacés.

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Auteur(s)

Shanan Khairi, MD

Février 2015


Publié dans Agoravox le 10/02/2015, Le Grand Soir le 16/02/2015 et par Technologia - Fonction publique le 20/07/2015.

Bibliogaphie - Pour en savoir plus

Piketty T., Le capital au XXIème siècle, Editions du Seuil et Harvard University Press, 2013

Rawls J., Théorie de la Justice, Harvard University Press, 1971