La (re)découverte de la "crise démocratique"

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En cette rentrée politique 2023, les principaux journaux francophones belges "découvrent", une énième fois, une "crise de la démocratie". La Libre notamment au travers d'un édito. Le Soir et La DH au travers de cartes blanches et d'interviews de députés.

On y a apprend pêle-mêle que ces "dernières années" nos députés seraient devenus "des presses boutons" aux ordres de leurs partis, que les élus sont victimes de "violences" (généralement verbales) et que de nouvelles lois seraient nécessaires pour les protéger, que le "niveau d'expertise" et "les compétences" des élus baissent sans cesse, que les citoyens se désintéressent de la vie de la cité et que la confiance envers le monde politique est en chute libre. Y sont rajoutés en filigranes les inévitables "monde de plus en complexe", "montée des extrêmes", "réseaux sociaux", "mondialisation" et "politiquement correct". Cette litanie définissant notre "crise démocratique" se déroule ainsi sans aucune mise en perspective.

Si vous avez plus de trente ans, ça vous paraît neuf ? Si vous suivez l'actualité des autres pays, ça vous paraît si belge ? Ce discours récurrent, tenant de l'amnésie collective, m'irrite à un tel point que je fend de ce billet.


Nos "presse-boutons" - cette nouvelle réalité politique... depuis plus d'un siècle

Selon les députés Bellot, Laruelle et Rohonyi, nos parlementaires seraient donc récemment devenus des "presse-boutons", symptôme d'une déliquescence nouvelle de notre système politique. Vraiment ?

Qu'ils ont la mémoire courte. En 2013, la députée Schepmans se fendait d'une carte blanche s'indignant que "la fonction parlementaire soit devenue réduite à celle de presse-boutons". On retrouve encore en ligne des éditos de La Libre dénonçant "les presses-boutons" en 2011 et 1999. Pour ma part, en 1997 sur les bancs de mon université j'écoutais Kurgan décrire pour son cours d'histoire politique belge la "particratie" belge et les parlementaires "presse-boutons"... remontant à la fin du XIXème siècle.

La "particratrie" belge et ses "presse-boutons" est une réalité. Mais très ancienne. Les députés votent ordinairement sur consigne de leurs partis sous peine de s'en faire exclure (et donc de perdre leurs mandats aux élections suivantes). Très rarement, lorsqu'ils sont en désaccord, ils peuvent se permettre une abstention. La seule exception à cet état de fait concerna ces dernières décennies ce que l'on désigne hypocritement "questions philosophiques" (religieuses en réalité, le vote ayant toujours fait l'objet d'un clivage entre partis démocrates chrétiens et fractions catholiques au sein des partis libéraux et socialistes d'une part et reste des partis libéraux et socialistes d'autre part) : principalement les législations concernant l'avortement et l'euthanasie. Pour ces seules "questions philosophiques", les partis s'entendent publiquement pour laisser "la liberté de conscience" au vote de leurs députés. Ce qui vaut aveu que pour les autres votes, nos députés ne sont pas considérés comme "libres" par leurs partis.

La Belgique n'est d'ailleurs pas un cas unique parmi les démocraties. De Gaulle justifia l'instauration d'un régime (semi)-présidentiel par la dénonciation du "régime des partis" qu'était devenu selon lui la France. L'instabilité politique chronique italienne est également mise sur le compte de la "particratie". Et, plus largement, la dénonciation d'une démocratie minée par le pouvoir des partis est chose commune de par le monde, du Liban aux Etats-Unis en passant même par le Royaume-Uni pourtant exemple-type du régime parlementaire et de l'indépendance des députés ou la Suisse pourtant louée pour sa composante de démocratie directe.

Incidemment, il est difficile de porter un jugement sur la "particratie" et on trouvera autant d'articles de sciences politiques la louant que la conspuant. L'exemple extrême qu'est la Belgique donne parfois à voir des lois capitales adoptées non seulement sans débat public faute de réel débat parlementaire mais même longtemps ignorées de la majorité de la population. A contrario, l'Histoire nous a montré du bonapartisme au nazisme (le stalinisme ne pouvant décemment pas être considéré comme précédé par un régime démocratique ne relève pas de ce propos tout comme les putschs militaires dont l'objet est la suspension même de la démocratie) que les démocraties contemporaines où les partis disparaissaient se voyaient littéralement anéanties. Exaspéré par une remarque d'un journaliste sur la nuisance des partis politiques pour la démocratie, un historien français avait rétorqué, de façon assez caricaturale, "la démocratie représentative sans partis politiques, on a déjà essayé et vu ce que ça a donné. Ca s'appelle le fascisme".


La violence politique, c'était mieux avant ?

Lorsque, se faisant le relais d'un discours devenu commun dans la presse et le monde politique, le député Bellot dénonce une violence sans précédent contre les élus, de quoi parle-t-il ? Cette idée est d'autant plus acceptée que domine toujours dans la société la vision tout aussi erronée d'une violence sans cesse croissante en général.

Mr Bellot réclame des lois d'exception pour le protéger d'une injure sur facebook. Mr Michel parlait de fin de l'Etat de droit lorsque des syndicalistes brûlaient son effigie. Mr Bouchez compare son entartage à un assassinat et exige une sévérité judiciaire exemplaire. Et tous dénoncent une spirale de violences politiques à l'encontre des élus. On ne peux qu'en sourire.

Tout au long du XIXe siècle, les différents politiques personnels se réglaient fréquemment, au mieux, en duels, au pire, par l'assassinat. Les Etats, quant à eux, emprisonnaient ou exécutaient en masse leurs opposants les plus radicaux. En retour, les vagues d'attentats anarchistes de la fin du siècle marquent encore aujourd'hui l'Histoire malgré leur portée réelle très limitée. L'expression politique des masses aboutissait quant à elle ici en émeutes désordonnées, là en prises d'assaut de bâtiments, face à des forces de l'ordre dont l'habitude était d'ouvrir le feu.

Sans même évoquer les terreurs nazie, fasciste et franquiste en Europe ou la terreur coloniale imposée au reste du monde, le XXe siècle ne fut pas plus exempt de violences politiques. Au delà des emblématiques Jean Jaurès, Julien Lahaut ou Aldo Moro, les assassinats politiques sont innombrables tant avant qu'après-guerre. Les groupes les plus radicaux ne sont pas en reste comme nous le rappellent les "années de plomb" ayant ensanglanté toute l'Europe de l'ouest jusqu'à la fin des années '80. Les Etats n'avaient rien à leur envier, faisant encore fréquemment tirer sur leurs manifestants ou assassiner plus ou moins discrètement des opposants. Les violences, les injures, les menaces et les agressions étaient omniprésentes lors des conflits sociaux et/ ou politiques, de tous côtés.

Bien sûr, de façon très épisodique, des actes graves sont encore perpétrés contre des politiciens. On peux évoquer l'assassinat d'un ancien Premier Ministre japonais ou l'assassinat d'un président de district allemand par des extrémistes isolés. Mais de façon générale nous vivons une période où la violence politique se fait rare. Au point que certains vont jusqu'à parler d'atonie ou de pusillanimité de la société... Les conflits et mécontentements divers s'expriment plus virtuellement que dans la réalité, un élu risquant plus une injure sur facebook qu'une balle dans la tête.


La mondialisation, source de nos maux ?

Ces dernières décennies, le public a découvert un vieux concept : la "mondialisation". Elle a été mise à toutes les sauces, que ce soit pour s'en réjouir ou s'en lamenter, et sur toutes les lèvres au point qu'on en viendrait à croire qu'il s'agit d'un phénomène caractérisant notre époque.

Pour un historien, la mondialisation est pourtant un processus continu, émaillé de reculs et de progrès, à l'oeuvre dès la naissance des sociétés humaines, mêmes "pré-historiques" (au sens "pré-écriture"). Y participent les migrations, les expansions territoriales, la guerre, le commerce, les colonies, la formation de grands empires,... Mais si elle fut en phase d'accélération durant toute la période coloniale moderne et contemporaine, nous vivons une période où le processus de "mondialisation" connaît objectivement une décélération voire un recul. Les politiciens qui la célèbrent encore, se félicitent en réalité de la croissance de la concentration des capitaux toujours bien réelle, elle. Ceux, plus fréquemment aujourd'hui, qui la dénoncent, se lamentent en réalité de l'écroulement de la domination "occidentale" sur l'ancien "tiers monde".

A cheval sur l'ancien régime et la période contemporaine, s'étalent en effet des siècles où leur suprématie en matière d'armes à feu permirent aux pays européens d'abattre toutes les frontières du monde au profit de quelques empires à l'échelle mondiale. Cela passât par des guerres, des massacres, des génocides, l'esclavage et d'innombrables atrocités à une échelle et d'une ampleur jusque là et toujours aujourd'hui inégalées. Mais, comme s'en réjouissait (pour d'autres raisons évidemment) déjà Marx dans son manifeste, "la bourgeoisie" européenne abattait ainsi les frontières à une échelle tout aussi inégalée. Même l'exception notable du rideau de fer entre "l'occident" et l'empire soviétique ne put atténuer ce mouvement de fond. La fin des empires coloniaux, donnant naissance au "néo-colonialisme", des Etats faibles et croulant sous les dettes extorquées par les anciennes puissances coloniales, qu'accentuer encore la mondialisation pour quelques décennies.

On crut lors de l'effondrement du bloc soviétique que ce mouvement continuerait. C'est l'époque où l'on discourait sur la "fin de l'histoire", où l'on pensait que le libéralisme économique et la démocratie libérale s'étendraient jusqu'au dernier pouce même de la Corée du Nord. Et où le mot "mondialisation" était pour la première fois sur toutes les lèvres.

Et pourtant "la chute du mur" marqua au contraire une décélération de la "mondialisation". Elle coïncidât avec la fin de la période néo-coloniale : l'Asie suivie de l'Amérique du Sud et aujourd'hui l'Afrique cessèrent d'être un terrain de jeu pour l'Europe et les Etats-Unis. Les Etats-Unis quant à eux connaissent à nouveau une tendance protectionniste et isolationniste. Partout des barrières commerciales diverses refirent surface et des barrières à l'immigration voire de véritables murs s'érigèrent. Quant à "la démocratisation" du monde, elle a cédé le pas dans les discussions de plateaux à "l'émergence des modèles autoritaires".


De la fin de l'Histoire au choc des Civilisations ou le triomphe du temps court

Début des années '90, le politologue américain Francis Fukuyama publia un essai intitulé "La fin de l'Histoire et le Dernier Homme" aux conséquences politiques désastreuses. Cette théorie est simple, voire simpliste et peut se résumer ainsi : sans totalement nier la complexité du monde (encore heureux), Fukuyama décrit dans un élan très "occidento-centriste" le XXe siècle comme structuré par une opposition politique entre "les démocraties libérales" et "le capitalisme" d'une part et "le communisme" d'autre part. L'effondrement du régime soviétique marque la fin du communisme et, tout le reste étant fondamentalement négligeable à son sens, de facto "la fin de l'Histoire". Il y aura encore des guerres bien sûr. Des oppositions. Mais "le capitalisme" et "la démocratie libérale" sont désormais voués à s'étendre au monde entier et c'est la seule chose importante.

Outre son caractère prophétique rapidement démenti par les faits, on pourrait s'étonner qu'une théorie prétendant mettre un point final à l'Histoire de l'Humanité - excusez du peu - ait connu un immense succès parmi les élites dirigeantes aux Etats-Unis et en Europe. Ce fut pourtant le cas.

En réalité, une telle illusion est assez commune, de tous temps. On la retrouve dans des écrits dès l'antiquité. Même Friedrich Hegel qui passa au prisme de sa méthode dialectique les régimes politiques et les religions passées pour expliquer leurs développements, leurs contradictions et leurs dépassements, s'abstint de l'appliquer au régime politique et à la religion de son temps pour y voir au contraire un aboutissement. Une "fin de l'Histoire". On pourrait y voir une précaution visant à lui éviter d'éventuelles persécutions. Mais ce ne fut en réalité qu'un exemple parmi d'autres de cette tendance humaine à postuler de la permanence de sa réalité. Plus largement, c'est une caractéristique non pas générale mais assez commune à toute catégorie dominante de voir la société de son temps comme un aboutissement historique.

Un exemple aussi caricatural que notable fut posé par Staline. La constitution originelle de l'URSS la décrivait en effet comme un ensemble de républiques "socialistes" visant à atteindre le "communisme" comme idéal. A l'instar de Marx, ce texte s'abstenait prudemment tant de décrire cet idéal "communiste" que de préciser s'il s'agissait de l'atteindre à un point donné ou de s'en rapprocher dans une évolution "dialectique" sans fin. Peu après la mort de Lénine et sa prise de pouvoir sans partage, Staline fit inscrire dans la constitution soviétique que l'URSS avait atteint le stade "communiste", cet idéal prophétique marxiste. Cela n'avait rien d'anodin : il s'agissait d'affirmer que l'Etat soviétique désormais sous sa coupe était parfait et ne devait plus évoluer. Que de ce fait toute critique, toute remise en cause, même infime, ne pouvait que constituer une menace contre les intérêts des travailleurs et, plus largement, de l'Humanité. C'est assez ironique puisque Marx fut justement d'une part celui qui salua Hegel pour sa méthode dialectique mais le critiqua pour l'avoir limitée à son temps dans son analyse historique et d'autre part celui qui théorisa l'Etat (alors tout puissant sous Staline) comme un instrument d'oppression des travailleurs dont ils devaient se saisir pour transformer la société mais viser à terme à son affaiblissement voire sa disparition.

Après des décennies de crainte panique des élites bourgeoises occidentales de se voir renverser par "le péril rouge" et ses hordes de prolétaires dépenaillés, il n'y a vraiment rien d'étonnant d'avoir vu à la chute du mur cette illusion se répandre dans une euphorie triomphale parmi les élites dirigeantes occidentales. Désormais, et pour longtemps, on entendit régulièrement nos élites répondre à toute critique, à tout mouvement social, à toute opposition politique : "il n'y a pas d'autre politique possible". L'Histoire est finie. Voilà. Au revoir. Il n'est pas besoin je pense d'expliciter le caractère délétère pour la politique et le débat public de ce carcan idéologique.

Dès la fin des années '90, cette théorie fut cependant violemment attaquée par un autre politologue américain, Samuel Huntington, qui imprégna également durablement pour le pire nos élites politiques. Dans son essai "Le Choc des Civilisations", il rejoint Fukuyama dans son analyse biaisée du XXe siècle mais, loin d'une "fin de l'Histoire", voit "la chute du mur" comme le marqueur d'une nouvelle ère : le passage d'oppositions "politiques" à des oppositions "culturelles" pour structurer le monde. "Religieuses" serait plus juste puisqu'il décrit des civilisations "musulmane", "orthodoxe", "occidentale" basée sur le catholicisme et le protestantisme dont il exclu un monde "sud américain" de même nature mais influencé par les amérindiens et "hindou". Sa définition des civilisations "sinisante" et "japonaise" est plus obscure, assimilant des éléments philosophiques et culturels divers à des considérations d'ordre religieuses. Celle de la civilisation "africaine" (sub saharienne) est quant à elle totalement inexistante et ne correspond à rien.

Ces "civilisations" étant selon lui vouées à évoluer par blocs et à connaître des oppositions structurant l'Histoire, cette dernière n'est pas "finie" et la "mondialisation" quant à elle n'est qu'une illusion, l'isolationnisme étant la meilleure attitude à adopter face à cette nouvelle réalité.

La théorie d'Huntington n'est fondamentalement pas plus originale que celle de Fukuyama. Balayer la complexité en prenant un facteur précis comme déterminant de l'Histoire d'une société a été une tentation à laquelle ont cédé de nombreux historiens. Le plus commun fut évidemment "la race" en phase avec la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Mais il y eut également le climat, la géologie, la culture... et bien sûr la religion, en particulier chez les historiens du protestantisme.

Outre le caractère encore une fois simpliste d'une telle théorie on ne peut que constater les incohérences flagrantes d'Huntington. La "civilisation africaine" qui ne correspond à rien si ce n'est à la couleur de peau. Le "monde chinois" mêlant Chine, Corée du Nord et Corée du Sud. Un "monde musulman" assimilant des pays aux intérêts et politiques aussi divergents que la Turquie, l'Iran, le Maroc, l'Indonésie ou l'Arabie Saoudite. La Grèce mise aux côtés de l'Ukraine et de la Russie alors que la Hongrie et la Pologne feraient partie du même bloc "civilisationnel" que la France. Sur le fond, j'ai toujours étonné que le postulat d'Huntington selon lequel le "monde occidental", contrairement aux autres civilisations, était déterminé par le catholicisme et le protestantisme à la démocratie et au libéralisme fut si aisément accepté. Comme si le nazisme, le franquisme, le fascisme et d'autres régimes autoritaires ayant égrené le dernier siècle n'étaient que d'aberrantes anecdotes...

Son succès fut dû d'abord au fait constituant le point de départ de sa réflexion : la montée en puissance de la Chine et de la Corée du Sud dans les années '90. Puis, bien sûr, l'interventionnisme américain croissant au Moyen Orient rapidement suivi de "la guerre contre le terrorisme" culminant dans l'opposition avec Daesh. Mais alors que "l'occident" se découvre des affinités avec l'Ukraine face à la Russie, que son conflit commercial (voir politique) avec la Chine revient à l'avant-plan des préoccupation sans connotation religieuse aucune, que des tendances autoritaires ré-émergent au sein même du "bloc occidental" et que Daesh ne préoccupe vraiment plus personne, le socle d'Huntington s'érode peu à peu, même pour une vision "occidento-centrée".

Le "Choc des Civilisations" n'est plus une antienne que pour l'extrême-droite et pour certains fanatiques religieux. Bien sûr, il est encore cité sur les plateaux lorsque "la question de l'Islam" obnubilant toujours les sociétés européennes en pleine montée xénophobe est discutée. Mais il n'a plus valeur géopolitique. Tout comme "la Fin de l'Histoire" est encore citée par certains politiques en mal d'arguments face à des remises en question systémiques.

Outres leurs effets délétères propres sur nos visions du monde, les succès de ces deux théories ont en commun d'avoir contribué à ancrer la vision politique dans un temps court. Qu'il s'agisse en effet de mettre fin à l'Histoire ou de postuler l'entrée dans une nouvelle ère, l'intérêt du passé pour l'analyse du présent s'est vu fondamentalement balayé. Nos élites redécouvrent un monde complexe et des déterminants multiples les mettant peu à peu face à l'incertitude et leurs responsabilités.


Sortons (enfin) du conjoncturel

Ce billet étant déjà (trop) long, je vais m'arrêter dans la liste de mes critiques des arguments des articles à l'origine de mon irritation. Autant pour les "réseaux sociaux", la "baisse de compétence en politique", le "monde de plus en plus complexe" (il était donc simple ?), des citoyens dépolitisés ou le "politiquement correct" crucifié à tort et à travers. Il est temps de conclure.

Il n'est pas question de prétendre que nos démocraties n'ont pas changé depuis la fin de l'Ancien Régime. Le suffrage censitaire masculin a peu à peu fait place au suffrage universel masculin. Les enfants des pauvres ne sont plus envoyés dès 8 ans à l'usine ou à la mine. Les femmes - soit la moitié de la population - ont acquis le droit de vote. L'esclavagisme, la colonisation et les lois racistes et homophobes ont disparus de la plupart des "démocraties libérales". Après l'horreur sociale du XIXe siècle, le droit du travail, la couverture socio-médicale et l'avènement des "classes moyennes" ont eu un si grand impact sur notre qualité de vie, notre perception de nous-mêmes et nos exigences qu'on se qualifie également de "social-démocraties". Internet et les réseaux sociaux nous abreuvent d'actualités en continu et permettent à tout un chacun de s'exprimer publiquement.

Il n'est pas plus question de prétendre que l'évolution des sociétés soit linéaire et exempte de "crises". L'Europe souffre réellement ces dernières décennies de ses élites décomplexées par la chute du contre-modèle soviétique et de sa perte de domination sur l'ancien monde colonial. Cette crise de fond est accentuée ici par une crise financière, là par une gestion calamiteuse d'une crise sanitaire. Et, comme toujours en cas de crises, les mécontentements sociaux érodent en cascade tous les secteurs de la société. L'expression du racisme redevient généralisée en Europe de l'ouest et celle de l'homophobie en Europe de l'Est. L'extrême-droite se voit à nouveau banalisée. Partout les Etats connaissent des dérives autoritaires sans opposition notable, là brutales et flagrantes, ici plus insidieuses.

Mais au delà de ces évolutions, les mêmes structures fondamentales politiques, économiques et sociales demeurent... et leurs mêmes défauts qu'on tend à "redécouvrir" sous une forme ou l'autre à chaque "crise". Notre démocratie est aujourd'hui imparfaite. Mais elle l'a toujours été. Elle a besoin d'une profonde refonte. Elle en a toujours eu besoin. Il n'y a jamais eu, il n'y a pas et il n'y aura probablement jamais de "fin de l'Histoire" tant que l'Humanité existera.

L'ignorer et présenter encore et toujours ses travers comme conjoncturels et non structurels, c'est se condamner à des conclusions et des solutions aussi limitées que nous menant à de nouvelles catastrophes. Et de nouveaux rétablissements. Encore. Et toujours. Jusqu'à ce que, peut-être, nos "élites" dirigeantes (soit dit sans connotation péjorative) envisagent le temps long de l'Histoire au côté du temps court de circonstances plafonnant à une décennie.


Auteur

Dr Shanan Khairi, MD

Septembre 2023